Guinée : Alpha Condé, un an après, derniers secrets d’un exilé par François Soudan

Guinée : Alpha Condé, un an après, derniers secrets d’un exilé par François Soudan

Renversé le 5 septembre 2021, installé à Istanbul depuis le 21 mai dernier, l’ancien chef de l’État guinéen a mis à profit l’année écoulée pour se livrer à une introspection, nouvelle chez lui.

« Monsieur le président, ça ne va pas. C’est pourquoi nous avons fait le coup d’État.

— Comment ça, ça ne va pas ?

— Monsieur le Professeur, si nous sortons tout de suite, la population va nous soutenir. Personne ne va vous faire de mal car vous avez été digne. Mais il faut accepter que vous n’êtes plus le président de ce pays.

— Moi je veux m’adresser à mon peuple. C’est le peuple qui m’a élu !

— Et si ce peuple-là même souffre ?

— Est-ce que le peuple ne souffre pas aussi au Sénégal et en Côte d’Ivoire ?

— Oui, mais pas dans les mêmes conditions que nous.

— Vous savez où se trouvait ce pays quand je suis arrivé ? Vous savez l’effort que j’ai mené pour que le pays avance ? »

C’était il y a un an, le 5 septembre 2021 au matin. Alpha Condé, qui était monté dans sa chambre récupérer les clés du bunker souterrain de son palais de Sékhoutouréya avant de tomber nez à nez avec un détachement des Forces spéciales, dialogue avec le commandant Alya Camara, venu l’arrêter. Il est pieds nus, en jean et chemise ouverte, assis sur un canapé. À ce moment de la journée, les militaires putschistes qui l’entourent ont déjà razzié sa chambre, emportant avec eux les sacs d’argent liquide qui s’y trouvaient. Alya Camara sera d’ailleurs arrêté pour ces faits deux mois plus tard sur ordre du colonel Doumbouya, puis libéré et de nouveau appréhendé début juin 2022, avant d’être détenu au secret.

Quant aux coffres du bureau présidentiel, bourrés de devises et de bijoux, ils ont pris la direction du palais Mohammed-V, où réside le nouvel homme fort, manifestement peu enclin à laisser à d’autres que lui le soin de gérer un aussi précieux butin de guerre.

C’était il y a un an donc et, depuis, rien dans le fond n’a changé. Mamadi Doumbouya n’a toujours pas fixé de limites précises à son pouvoir d’exception, et Alpha Condé n’a toujours pas signé sa lettre de démission. On la lui a pourtant présentée, cette fameuse lettre, peu après qu’il avait refusé d’avaliser sa propre abdication à la télévision dans l’après-midi du 5 septembre. Mais il l’a jetée à la poubelle sans même la lire, se contentant de répondre à ses geôliers par un proverbe malinké : « N’hésite jamais, n’aie jamais peur, ne trahis jamais ta parole, ne trahis jamais tes ancêtres. »

Sous la protection d’Erdogan
Installé à Istanbul depuis le 21 mai, tout d’abord dans une suite du Conrad Hilton, puis dans une villa mise à sa disposition par des amis turcs avec la bénédiction du président Erdogan qui l’a placé sous discrète protection policière, Alpha Condé est exactement dans les mêmes dispositions d’esprit que le jour de sa chute. Certes, il poursuit sa convalescence, les deux opérations subies début 2022 à Abou Dhabi ayant laissé des traces sur sa carcasse d’octogénaire. Mais son état physique a manifestement peu à voir avec les confidences alarmistes de son ancien médecin personnel, le docteur Kaba, qui lui donnait six mois à vivre et en avait persuadé le colonel Doumbouya. Suffisamment valide en tout cas pour une heure de marche quotidienne sur la plage, l’ex-président passe ses journées à lire, à peaufiner son bilan et à s’entretenir au téléphone avec des amis dont le cercle, inévitablement, s’est restreint.

Si on ignore les détails du « deal » convenu entre Mamadi Doumbouya et les autorités turques le concernant, l’hypothèse la plus probable étant qu’il s’agit d’un exil sans perspective de retour, il est clair qu’Alpha Condé fait tout pour ne pas embarrasser ces dernières : aucune déclaration, aucun contact avec les médias et aucune visite susceptible d’être mal interprétée. Ce qui ne l’empêche nullement de se tenir informé de tout, et de tout ce qui touche à la Guinée en particulier, avec une avidité qui ne se dément pas.

Régulièrement, des chefs d’État dont il est resté proche – Denis Sassou Nguesso, João Lourenço, Yoweri Museveni, Faure Gnassingbé… – prennent, directement ou non, de ses nouvelles, tout comme des personnalités avec lesquelles il a étroitement travaillé, comme Paulo Gomes, Carlos Lopes, Vera Songwe, Don Mello, et quelques autres. À l’instar du président de la BAD, Akinwumi Adesina, qui lui a rendu un hommage remarqué en marge des Assemblées de la Banque en mai (« j’ai une très haute appréciation de lui, c’est quelqu’un dont l’Afrique peut être fière »), les amis étrangers d’Alpha Condé usent du même mot pour qualifier le départ forcé du pouvoir d’un homme tout proche à leurs yeux de faire décoller l’économie guinéenne : « a waste », « un gâchis ».

Trois erreurs
Reste à savoir ce qu’en pensent les Guinéens eux-mêmes. Aucun d’entre eux n’est descendu dans la rue au lendemain du 5 septembre pour protester contre le putsch, pas même les militants de son propre parti, comme tétanisés. Peu porté sur l’autocritique, « le Professeur » a tout de même mis à profit l’année écoulée pour se livrer à une introspection, nouvelle chez lui : quelles erreurs a-t-il commises pour qu’on en arrive là ? Il s’en reconnaît trois : la première est de s’être toujours comporté en président de la FEANF, célèbre syndicat étudiant des années 1960 et 1970, plus qu’en chef d’État. Une attitude « cash », dont la désinvolture apparente a froissé certains de ses pairs.

La deuxième est d’avoir brusquement changé, quelques mois avant le putsch, ses numéros de téléphones portables auxquels une bonne moitié des Guinéens avaient fini par avoir accès. Cela l’a coupé de précieuses sources d’information qui, il en est persuadé, l’auraient averti de ce qui se tramait contre lui. Conscient de cette lacune, le chef d’antenne de la DGSE à l’ambassade de France à Conakry lui avait conseillé de rapatrier à la présidence les services de la Direction générale du renseignement intérieur et de la placer sous son autorité directe. Il regrette, a posteriori, de ne pas l’avoir écouté.

La troisième erreur enfin – et la plus sérieuse – est de ne s’être jamais réellement préoccupé de sa propre sécurité. Cette armée, réformée sous la houlette du général français Bruno Clément-Bollée, Alpha Condé la croyait désormais républicaine et débarrassée de ses démons putschistes, au point de juger impossible l’hypothèse d’un coup d’État. Le seul officier supérieur dont il s’est vraiment méfié à la fin de son second mandat est Aboubacar Sidiki Camara, alias « Idi Amin », dont il avait fait un général quatre étoiles peu après son arrivée au pouvoir, s’attirant au passage les reproches de certains de ses pairs experts en la matière (Blaise Compaoré et Denis Sassou Nguesso, notamment), pour qui un gendarme ne saurait être le chef le plus étoilé d’une armée.

Alpha Condé avait fini par percevoir l’ambition prégnante de ce saint-cyrien, directeur de cabinet du ministre de la Défense, Mohamed Diané, et lorsqu’un jour de 2019 l’attaché militaire à l’ambassade de France est venu lui dire qu’« Idi Amin » faisait tout pour bloquer les réformes lancées par Clément-Bollée, sa décision ne s’est pas fait attendre : il l’a expédié comme ambassadeur le plus loin possible, à Cuba, sans même le recevoir avant son départ, sourd à la requête du général qui souhaitait être affecté dans un pays moins anecdotique.

Tel est à tout le moins le récit que m’avait fait à l’époque Alpha Condé, lequel diffère de celui qu’Aboubacar Sidiki Camara, devenu ministre de la Défense après le putsch du 5 septembre, a livré récemment à Jeune Afrique. À l’en croire, c’est à la suite d’une conversation avec le président au cours de laquelle il lui aurait déconseillé de briguer un troisième mandat que celui-ci l’aurait limogé de son poste.

« Si j’avais su que Doumbouya était un ancien légionnaire français… »
Une version démentie par Alpha Condé lui-même et son entourage proche, selon qui cet entretien n’a jamais eu lieu. Nul il est vrai, à moins de basculer ouvertement dans l’opposition, n’osait alors contredire « le professeur » sur ce point. Ce qui n’empêchait pas certains généraux de juger l’opération troisième mandat ingérable. Le chef d’état-major, le général Namory Traoré, qu’Alpha Condé considère aujourd’hui comme un traître pour s’être rallié au colonel Doumbouya le 5 septembre, était-il de ceux-là ? C’est probable.

L’épisode le plus controversé des rapports entre l’ancien président et son armée concerne ses relations présumées avec son futur tombeur, Mamadi Doumbouya. Si le colonel a affirmé avoir été reçu par Alpha Condé à deux reprises entre 2012 et 2020, ce qui n’aurait en soi rien d’étonnant au regard de l’habitude qu’avait prise ce dernier de contacter directement les officiers sans en avertir leur hiérarchie, l’ex-chef de l’État a affirmé à ses proches n’avoir conservé aucun souvenir de ces audiences.

Mieux, à l’entendre, ce n’est pas lui qui l’a nommé à la tête des Forces spéciales, une unité d’élite censée être déployée à la frontière avec le Mali pour protéger la Guinée des infiltrations d’éléments jihadistes, mais qui, en réalité, n’a jamais quitté son cantonnement de Kaleya, à 130 kilomètres de Conakry. « Le CV de Doumbouya ne m’a jamais été soumis ; si j’avais su que c’était un ancien légionnaire français, je ne l’aurais jamais choisi », confiait-il récemment à un visiteur.

Ce ne serait pas lui non plus, mais un groupe de pression composé du Premier ministre Kassory Fofana, du ministre de la Défense Mohamed Diané, de son conseiller spécial Tibou Kamara et du général Namory Traoré, qui serait à l’origine de l’utilisation des Forces spéciales au cours de l’année 2019 pour mater la mutinerie de Kindia et réprimer le soulèvement de Ratoma – faisant en quelque sorte entrer le loup dans la bergerie de Conakry. À chaque fois, Alpha Condé aurait été mis devant le fait accompli. Une thèse qui, si elle s’avère, ne l’exonère pas du péché de naïveté.

Dans son exil stambouliote, Alpha Condé ne s’obstine plus à justifier ses erreurs passées. Après tout, un coup d’État réussi, c’est toujours quelque part le coup d’éclat d’une réalité cachée. Ce 5 septembre 2021, les Guinéens ont brusquement pris conscience non pas que le roi était nu et que son pouvoir était à ramasser, mais que les apparences qui lui donnaient le semblant de l’autorité et de la force n’étaient que des ombres minées par de multiples trahisons.

Abattu en pleine phase de décollage
Tout juste regrette-t-il, lui qui avait décidé de ne plus se représenter en 2026 et (au grand dam d’un Kassory Fofana) de passer la main à la génération des Guinéens nés après l’indépendance, d’avoir été en quelque sorte abattu en pleine phase de décollage. Entre 2010 et 2020, le PIB par habitant a triplé en monnaie locale, et le taux d’accès à l’électricité est passé de 27 % à 44 %. Cinq années de plus, et son rêve de voir la Guinée talonner la Côte d’Ivoire et dépasser le Sénégal aurait été accompli, il en est persuadé.

Alpha Condé sait que ses faits et gestes sont scrutés depuis Conakry par une junte de plus en plus impopulaire et qui fait planer au-dessus de sa tête l’épée de Damoclès des poursuites judiciaires pour « crimes de sang » lancées début mai à son encontre. Alors il ne fait rien qui puisse alimenter la paranoïa ambiante, d’autant que, au cœur du front de résistance qui se lève contre les ambitions supposées de Mamadi Doumbouya de s’éterniser au pouvoir, nul tambour de guerre ne résonne pour réclamer son retour à la tête de la Guinée – tout au moins pour l’instant.

En a-t-il d’ailleurs envie, de cette revanche ? Son âge – 84 ans – et l’état de santé qui va avec, l’éloignement, le peu d’appétence de ses ex-pairs pour cette perspective et la rancœur tenace que lui vouent encore ceux des Guinéens qui l’ont combattu ces dernières années, tout cela rend l’hypothèse d’un « come-back » pour le moins aléatoire. Cela n’a pas dû lui échapper, même si l’on ne fera croire à personne que tant qu’il lui restera un souffle de vie, « le Professeur » continuera de faire ce qu’il fait depuis toujours : de la politique. Où qu’il aille, à Istanbul, à Abou Dhabi, au pôle Nord ou sur une île perdue du Pacifique, c’est la terre de Guinée qu’Alpha Condé emporte à la semelle de ses chaussures.

Une terre qui, apparemment, ne l’a pas oublié. Le 24 août, lors de la cérémonie de remise du rapport des Assises nationales au Palais Mohamed V de Conakry, son nom et son portrait ont été ovationnés, alors que ceux de ses quatre prédécesseurs à la tête de l’État depuis l’indépendance n’étaient que poliment applaudis. Manifestement contrarié, le colonel Doumbouya a aussitôt quitté la salle, encadré comme à son habitude par une cinquantaine de bérets rouge des forces spéciales armés jusqu’aux dents. » Si l’on se fie à l’applaudimètre », commente le site Ledjely.com, « on pourrait conclure qu’Alpha Condé est sur la voie de la réhabilitation ». Après la chute, l’improbable rebond ?

Par François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.